2. La masse critique

Les premiers utilisateurs forment donc un ensemble de sous-réseaux localisés. L’étape suivante consiste à atteindre la « masse critique » à l’échelle globale du marché visé. C’est un peu comme passer d’un réseau dans chaque ville de France à un réseau national.
La masse critique désigne la taille d’un réseau à partir de laquelle il y a assez d’utilisateurs pour attirer de nouveaux membres, sans intervention ou marketing particulier.
Pour l’atteindre, il faut que les sous-réseaux mentionnés plus haut trouvent de la valeur à communiquer entre eux.

Par ailleurs, les techniques « artisanales » de la première étape doivent faire place à une approche industrialisée et massive, “à l’échelle”.
Pour créer cet effet boule de neige, il faut jouer sur les anticipations des futurs utilisateurs, un peu comme un gouvernement dont les prévisions de croissance sont autant des analyses que des outils pour créer une dynamique.

Dans cette perspective, trois types de leviers peuvent être mobilisés :

2. 1. Créer une prophétie autoréalisatrice

Dans un article de 2015, Maddyness présentait six startups ayant lancé des campagnes d’affichage dans le métro parisien. Sur les six, quatre étaient des plateformes (Drivy, Adopte un mec, Happn, Blablacar). A l’heure de la publicité digitale hyper segmentée, recourir à ces canaux au ciblage moins précis mais ancrés dans la vie réelle présente un avantage non négligeable : faire une campagne TV ou dans le métro, c’est renforcer la notoriété de son produit, mais aussi informer les utilisateurs que tous « les autres » utilisateurs ont également reçu le message. Autrement dit, « je sais » et je sais également que les autres savent. Par cette connaissance commune, on oriente la coordination des utilisateurs vers sa plateforme.

Les exemples de la page suivante illustrent cette dimension jusque dans les messages délivrés : ils insistent sur la taille de la base utilisateurs et/ou la proximité de la communauté.

 

 D’aucuns mobilisent cette approche plus en amont. Ils anticipent le succès de leurs plateformes en créant une « aura d’activité ». Il s’agit de publier des contenus en temps réel (news, etc.) qui dynamisent la perception de l’activité : « Fake it until you make it! ». Attention néanmoins à ne pas pérenniser cette technique, sous peine de mettre en danger sa crédibilité. Il y a quelques années, des hackers ont montré que le site de rencontres Ashley Madison s’était développé à grand renfort de faux profils : « Keep faking » ?

Autres leviers possibles

2. 2. Générer la “boucle virale”

Il faut faire en sorte que les utilisateurs puissent eux-mêmes contribuer au recrutement de nouveaux inscrits.

  • Créer des parcours utilisateurs tel que chaque nouvel inscrit devienne lui-même un recruteur (Groupon)
  • Permettre aux utilisateurs de partager leurs contenus en dehors de la plateforme (cette technique a constitué un levier de croissance clé pour YouTube)

2. 3. Recruter des utilisateurs emblématiques

  • Des utilisateurs « géants » peuvent avoir un fort pouvoir d’attraction et de structuration pour la plateforme (tel Siemens pour la plateforme de paiement entreprise-fournisseurs Candex)

3. The winner takes all

L’analyse microéconomique montre que l’économie des plateformes favorise l’apparition d’acteurs hégémoniques. Cette hypothèse a été confirmée par l’émergence de géants comme Amazon ou Uber. Typiquement, un secteur « plateformisé » est structuré par un acteur très dominant à côté duquel les concurrents peinent à subsister, sauf éventuellement sur des niches.

3. 1. Investir massivement

Le surcroît de valeur que confère cette position justifie d’investir massivement. C’est ce que montre la stratégie d’Uber. L’entreprise doit livrer une bataille féroce contre ses concurrents Lyft, Didi, Ola ou encore Grab

La rentabilité provient :

  • En positif : des marges que l’on peut imposer en tant qu’acteur dominant, même si la concurrence potentielle limite cet effet
  • En négatif : du maintien du leadership, parce que se faire dépasser est prendre le risque de tout perdre

3. 2. « Refermer » la plateforme

Pour renforcer sa domination, un acteur qui a atteint la massive critique a tout intérêt à « refermer » sa plateforme. C’est la stratégie inverse de celle des premiers jours ! Lui qui a cherché à tirer profit des audiences de tiers barre désormais l’accès à la sienne.

On peut travailler sur la rétention des utilisateurs en capitalisant sur leur implication

  • Par exemple, en valorisant la réputation qu’ils se sont construite et dont les nombreux avis / notes reçus témoignent
  • En renforçant les liens qui unissent la communauté. C’est pourquoi le site Vestiairecollective complète sa mission de marketplace C2C par des fonctionnalités de réseau social

On peut aller encore plus loin dans le « Lock-in » en jouant sur le modèle de revenus, sur le parcours client ou encore sur des paramètres technologiques :

  • Le modèle de revenus comme Amazon et son offre d’abonnement Prime. C’est une offre sur laquelle l’entreprise est déficitaire mais qui rend captive une partie de la clientèle
  • Le parcours client : l’enjeu est que ce parcours se déroule au maximum au sein de la plateforme. Il faut limiter les interactions vendeurs / acheteurs en dehors. C’est ce qu’a réussi à faire la startup Clarify, en dépit d’une activité relativement exposée à ce risque (elle propose des services de mise en relation avec des experts). Pour garder la maîtrise des transactions, il propose un workflow englobant, inspiré des modèles SaaS.
  • Paramètres technologiques : il suffit d’utiliser des standard technologiques propriétaires et fermés. Qui a dit « Apple » ?

3. 3. Renforcer la création de valeur

Mais une stratégie fondée uniquement sur le verrouillage des transactions risquerait tôt ou tard de se fissurer. Les utilisateurs chercheront à court-circuiter un intermédiaire dont le seul mérite est d’avoir réussi à se rendre inévitable pour capter des commissions abusives.
C’est pourquoi ce dernier doit renouveler sa légitimité, à partir d’une création de valeur adossée à son rôle de mise en relation.

Blablacar l’a bien compris. C’était en 2012, alors que des plateformes concurrentes proposaient une gratuité jugée plus conforme aux valeurs de l’économie collaborative. Le CEO Frédéric Mazzella a alors mué en un nouveau personnage sur la scène d’un TEDx : Trustman, le super-héros de la confiance. A grand renfort d’études utilisateurs, il montrait qu’un profil bien rempli sur Blablacar suscite plus de confiance qu’un collègue ou un voisin. Plutôt utile quand il s’agit de partager un véhicule. Et habile pour pérenniser une position d’intermédiaire conquise de haute lutte !

 

 

Conclusion : regarder en arrière pour aller de l’avant

Au terme de cette réflexion, on voit que les stratégies utilisées ne peuvent être réduite à une seule dimension (« la poule et l’œuf » ou la masse critique), comme c’est parfois le cas. Il faut lire la séquence dans sa globalité. Et c’est uniquement après avoir évalué son propre niveau de maturité que l’on peut agir de manière pertinente.
Quant aux leviers présentés, ce ne sont pas des recettes à appliquer, mais plutôt des inspirations pour trouver sa propre voie.
Dans cette perspective, regarder autour de soi, « benchmarker », est un exercice salutaire. Mais attention aux comparables retenus. Au-delà des communications institutionnelles, toujours très affirmatives, quel est leur niveau réel de maturité ?
C’est pourquoi il peut être pertinent de « regarder dans le rétroviseur » et d’observer les stratégies passées de ceux qui ont aujourd’hui franchi toutes les étapes. Comme Facebook, Airbnb, et bien d’autres…
« Connaître la fin de l’histoire » rend les enseignements tirés beaucoup plus robustes.