Avec l’épidémie de COVID-19, nous nous trouvons pris au dépourvu alors même que notre capacité à prédire l’avenir semblait triompher, notamment grâce au déploiement de l’intelligence artificielle.
En 2017, dans Bienvenue en incertitude, Philippe Silberzahn (professeur en entrepreneuriat à l’EMLyon) battait en brèche l’idée d’une capacité à prévoir le monde – notamment en matière économique – et prédisait les pires déconvenues à ceux qui s’y risquent.
Les récents événements donnent à cette thèse une actualité frappante et fournissent l’occasion de l’examiner à nouveau.
Alors, entre exercices d’anticipation et prévisions financières, mais face à une actualité toujours plus insaisissable, les dirigeants doivent-ils renoncer à prédire l’avenir ? Comment anticiper dans ce cas ?

Philippe Silberzahn : “Il n’est pas possible de prédire l’avenir.”

Pour Philippe Silberzahn, “il n’est pas possible de prédire l’avenir, et ceux qui s’y risquent s’exposent tôt ou tard à une catastrophe.”. En mobilisant des références allant de Montaigne aux pères de la physique quantique, il rejette l’idée d’un monde déterministe. Notre environnement est en fait un système complexe où règne l’incertitude.

Illustrant cette analyse, le “cimetière” des prévisions erronées conclut la démonstration d’un monde imprévisible. Chute de Nokia, élection de Trump, évolution du prix du baril du pétrole… la liste des prévisions qui ne se sont pas réalisées est longue, y compris lorsqu’elles émanent des experts les plus éminents et portent sur les sujets les plus fondamentaux.

Mais dans la vie courante, chacun peut faire l’expérience de prévisions qui se réalisent. Vous attrapez un parapluie ? Vous prévoyez. Vous pensez que votre train va arriver à l’heure ? Vous anticipez.

La vraie question est moins de savoir si l’on peut prédire que de déterminer ce que l’on peut prédire. Avec quel intervalle de confiance ? Dans quel contexte ? Avec quelle précision ? On sait prédire le climat, mais pas la météo.

Même avec ces précautions, on n’échappera pas aux “Cygnes noirs” (voir Nassim Taleb, Le Cygne noir), ces événements de rupture, aussi rares que déterminants, qui remettent en cause le cadre des prédictions et les invalident.

Alors, que faire ? Rejeter toute prévision, comme le suggère Philippe Silberzahn ? Pas si sûr.

Il est certain que les exemples mentionnés doivent nous inciter à l’humilité. Par conséquent, il faut limiter le recours à la gestion de projet dite en “cycle en V” (tout décider avant pour tout dérouler après), qui reposent sur des environnements stables et prévisibles, sans se donner de marge de manoeuvre. Les approches “Agile”, “Lean Startup”, “Effectuation”, etc. (voir Les méthodes pour lancer une offre innovante) sont bien plus adaptées à un monde instable.

Mais plus fondamentalement, je ne pense pas qu’il faille renoncer à prédire. C’est une démarche utile, même sur les enjeux les plus incertains. Et pas forcément pour les raisons que l’on croit.

La prévision permet d’interpréter les évènements et d’ajuster notre réaction

Avec la prévision, « nous avons remplacé le chaos par l’erreur » nous dit l’auteur.

Nous répondons que ce n’est pas si mal !

Prévoir n’est pas seulement une façon un peu vaine de nous rassurer. C’est aussi un moyen efficace d’interpréter les situations. C’est autant anticiper un résultat que poser un cadre qui pourra l’expliquer.

Le chiffre d’affaires prévu n’a pas été réalisé ? Pourquoi ? Quelle hypothèse s’est révélée être fausse ? Prévoir conduit naturellement à analyser les déviations, à se poser les bonnes questions et à agir en conséquence.

Ce n’est pas la prévision qui se réalise, c’est nous qui la concrétisons

Au niveau macro-économique, les prévisions jouent pour les marchés le rôle de repères, à partir desquels les acteurs peuvent se coordonner. Comme par exemple, les anticipations de croissance économique. Les économistes parlent de « points focaux ».

Et pour l’entrepreneur, les prévisions financières du Business Plan sont moins une anticipation qu’un objectif, c’est-à-dire un résultat que l’on pense réaliste et en fonction duquel les moyens adéquats seront mis en oeuvre. Prévoir, c’est donc aussi se donner un cap.

Keynes parlait de « prophéties autoréalisatrices » : paradoxalement, formuler une prédiction est parfois la condition même de sa réalisation.