Selon une idée répandue, une entreprise innovante doit abaisser systématiquement les barrières qui limitent l’imagination des collaborateurs. Elle doit favoriser les pensées alternatives, disruptives, celles qui font table rase et n’entrent pas toujours dans les cadres. Certes, il faut composer avec l’existant, mais l’idéal est la page blanche.
Bref, il s’agit de lever les contraintes qui pèsent sur le processus d’innovation.
Pourtant, l’impact de la contrainte sur le processus d’innovation est plus complexe qu’il n’y paraît. A travers quelques travaux inspirants, apprenons à la mobiliser comme un levier efficace.
Les formes de la contraintes
La contrainte apparaît sous diverses formes, comme :
- Un contexte économique ou concurrentiel tendu, qui met l’entreprise sous pression
- Une contrainte d’ingénierie : dans le développement d’un produit, atteindre des performances élevées en dépit de coûts limités, ce qui remet en cause la faisabilité du projet
- Les aspects insatisfaisants — pour les clients — du service proposé par une entreprise : on les appelle « pain points ». Les résoudre est parfois une gageure, mais qui confère un avantage compétitif à celui qui y parvient
Quand la contrainte oblige à évoluer
Quand le contexte économique et/ou concurrentiel semble remettre en cause la pérennité de l’entreprise, on voit émerger un sentiment d’urgence qui arrache à la procrastination et permet au changement d’advenir. C’est le fameux « Case for change ». Alors, tel projet qui paraissait inutile, impossible, ou tout simplement reporté sine die, devient subitement un impératif non négociable.
Paradoxalement, la prise de conscience émerge souvent de manière soudaine, pour des raisons émotionnelles, alors que les analyses et les éléments factuels sous-jacents étaient connus depuis longtemps : nous le savions, mais maintenant, nous y croyons !
L’exemple de Salesforce, relaté par son fondateur Marc Benioff dans Behind the Cloud, est à ce titre très révélateur. Salesforces a été un des premiers éditeurs de logiciels à promouvoir le modèle Software-as-a-Service, pour des logiciels installés « dans le Cloud ». Mais à l’époque, les clients étaient réticents à utiliser un logiciel sans l’installer sur des serveurs internes. A cause notamment de « barrières mentales », puisque objectivement, ce mode d’utilisation et le business model associé apportent de nombreux avantages.
C’est la crise des années 2000 qui, soudainement, a rendu la métamorphose possible. Dans son sillage, les capacités d’investissement des entreprises ont été réduites et le SaaS est apparu comme un moyen de limiter les investissements initiaux dans les parcs logiciels. Ce modèle — qui a contribué au succès de Salesforce — domine largement aujourd’hui.
Le dirigeant doit encadrer le niveau de pression
Faire naître cette prise de conscience est le rôle du dirigeant, mais il doit aussi veiller à ce que le stress reste contrôlé, au risque de devenir paralysant. La loi bien connue des psychologues Yerkes et Dodson énonce qu’il existe un niveau optimal de tension au-delà et en-deçà duquel la performance décroît.
Yerkes et Dodson montrent la relation entre performance et niveau de stress
Les outils de l’innovation frugale
En outre, les injonctions au changement resteront vaines si l’on ne donne pas aux collaborateurs les bons outils pour résoudre les défis de l’organisation. Quand peu de moyens sont disponibles et que l’efficacité doit être maximale, les travaux de Navi Radjou sur l’Innovation frugale présentent des pistes éclairantes pour « faire plus avec moins » :
- Réutiliser, recombiner (des briques technologiques), plutôt que de réinventer la roue. Zhongxing Medical, fabricant chinois de dispositifs médicaux, a tiré parti d’une technologie (DDX) dormante au sein du Groupe pour concevoir un appareil de radiographies aux coûts 10 fois plus faible que les équivalents GE et Philipps.
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S’appuyer sur un réseau de partenaires dans une logique d’Open Innovation : on peut alors choisir de mutualiser ses forces, pour avoir plus de poids via des effets d’échelle. Ou bien d’aller chercher des compétences qui permettent de débloquer des situations, et ainsi de démultiplier les atouts internes.
Les contraintes sont trop fortes ? Reformulez le problème !
Mais lorsque le blocage devient trop fort, lorsqu’on n’arrive décidément pas à « faire entrer des ronds dans des carrés », il faut parfois revenir au problème de départ pour l’appréhender différemment. C’est ce que recommandent Bernard Garrette, Olivier Sibony et Corey Phelps dans Cracked it!, véritable « Bible » pour « cracker » les problèmes, quelle que soit leur nature. Reformuler le problème permet progressivement d’expliciter ce que l’on cherche à faire, ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas, alors même que ces éléments semblaient être déjà définis.
Prenons l’exemple de l’imagerie à résonance magnétique (IRM). Les examens médicaux mobilisant cette technologie sont d’autant plus longs que le patient ne parvient pas à rester immobile. Tant et si bien que, pour les enfants, la recommandation du corps médical est d’administrer des sédatifs. Dans un soucis de productivité, la problématique des hôpitaux a longtemps été de minimiser les doses et les coûts de ces médicaments. Jusqu’à atteindre un pallier.
Doug Diet, un des inventeurs de la technologie, s’est montré moins sensible à cette optimisation qu’à la détresse de jeunes patients qu’il a pu observer. C’est ce qui lui a permis de remettre en cause la nécessité du traitement par les sédatifs, pourtant validée par le corps médical. Il a fait en sorte que sa machine infernale ne soit plus une cause d’anxiété, plutôt que de traiter cette anxiété a posteriori. Il a reformulé le problème en traitant la cause plutôt que son symptôme. A l’aide de méthodes issues du Design Thinking, lui et ses équipes ont ainsi cherché à scénariser l’examen, transformant par exemple l’appareil IRM en vaisseau spatial. Dans les hôpitaux où ce dispositif a été mis en place, le besoin de sédatifs a fortement décru, jusqu’à devenir parfois insignifiant.
Ou alors, créez vous-même la contrainte !
Mais si l’entrepreneur est celui qui apporte des solutions quand d’autres voient des problèmes… l’inverse est vrai également ! Le changement et l’innovation peuvent émerger sur un terrain où se repaît le statu quo, sans que quiconque ne trouve à y redire. Comment innover quand il n’y a aucune aspérité, aucun « pain point », aucun « problème » à résoudre ?
Henri Ford l’admettait : « Si j’avais demandé aux gens ce qu’ils voulaient, ils auraient répondu des chevaux plus rapides. ». Plus proche de nous, Akio Morita, ancien PDG de Sony : « Je ne sers pas les marchés, je les crée. »
Prenons l’exemple du marché de la photographie. En 2010, une nouvelle catégorie est apparue entre les classiques « Compacts » et « Reflex » : il s’agit des appareils hybrides, « mirrorless » qui proposent des objectifs interchangeables, d’une qualité équivalente aux Reflex, mais avec un encombrement réduit.
Pour avoir assisté à l’un des premiers focus groups présentant ces produits, force était de constater qu’ils laissaient les participants particulièrement dubitatifs. Les avantages de ces nouveaux appareils n’étaient pas clairs et surtout, ils ne répondaient à aucun « besoin » explicite : amateurs et professionnels étaient globalement satisfaits de leurs gammes respectives d’appareils.
Pourtant, aujourd’hui, la catégorie « hybride » représente un cinquième des ventes d’appareils photo. Pour atteindre ce résultat, les constructeurs ont dû « évangéliser » le marché, c’est-à-dire non seulement faire connaître les fonctionnalités du produit, mais surtout, montrer l’intérêt de ces fonctionnalités (en photographie de rue par exemple), changer les habitudes, alors même qu’aucun « problème » n’était vraiment ressenti par les utilisateurs.
La contrainte est souvent un levier
Alors, entre des situations qui paraissent bloquées et d’autres dans lesquelles le champ des possibles est tellement vaste qu’on ne sait plus par où commencer, à quoi ressemblerait un environnement équilibré, qui structure sans étouffer ? En fait, il n’est pas évident qu’une telle chose existe. Considérons a minima que le manager doit avoir conscience du degré de « contrainte » et l’utiliser comme un levier.
Mais si toute perturbation crée son lot d’opportunités, cela ne doit pas occulter la nécessité de créer des cadres positifs pour la société prise dans son ensemble. Le changement ne peut reposer uniquement sur une adaptation portée par quelques entrepreneurs clairvoyants. On pense ici notamment aux enjeux environnementaux, auxquels répondent les innovations « Cleantech ». Ces dernières sont complémentaires de l’action politique mais ne sauraient s’y substituer. Au risque de créer un jeu à somme négative avec seulement des perdants et des « un peu moins perdants ».